AGHBALA aux années 20-30.
.....A l’entrée du village, ils s’enfoncèrent dans un labyrinthe de ruelles minuscules qui les menèrent droit dans un cul-de-sac. C’était un Ighrem carré formé de petites maisons en terre, dont les ouvertures donnaient toutes sur la cour intérieure commune.
Le village d’Aghbala est bâti à flanc de coteau, au pied des falaises de l’Aqecha. Il domine un espace de jardins appartenant en commun à des fractions de la tribu. Sur ses plates-bandes bien ordonnées et jalonnées de rosiers sauvages et d’arbres fruitiers, on cultivait du maïs, des navets, des courges, des oignons et de la luzerne. Il était arrosé par une abondante source qui lui a donné son nom, ombragée par des peupliers blancs où des oiseaux nidifiaient toute l’année.
L’agglomération elle‑même était essentiellement constituée des Igherman construits non loin les un des autres, servant à abriter les gens venant faire leurs affaires au souk, le mercredi. Chaque fraction de la tribu avait son propre Ighrem, et c’était ainsi qu’on trouvait l’Ighrem des Aït Aïssa, l’Ighrem des Aït Bendeq, l’Ighrem des Ihrirr...
Les deux compagnons se trouvèrent fortuitement à l’intérieur de l’Ighrem des Aït Aïssa. Le souk devait se tenir le lendemain et la cour était encombrée de mules, de bovins et de petit bétail amenés à la vente. Il y avait aussi des sacs de grain, des poulets entravés, des meules de paille et du bois en quantité pour le chauffage et pour la cuisine.
Les femmes s’agitaient affairées autour de fours à pain communs, ou remuaient sur le feu le contenu d’un pot ou d’une marmite en terre cuite. De temps à autre, des hommes s’interpellaient à tue‑tête d’une demeure à l’autre, et quelques fois, ils pouvaient entretenir indéfiniment une discussion par ce curieux mode de communication.
Nos amis savaient que le sens de l’hospitalité était développé chez les Aït Sokhman. Ils cherchèrent un moyen d’aborder les habitants de ce lieu, avec le maximum de discrétion, afin de trouver un moyen d’y passer la nuit en sécurité.
Une vielle femme venait de remplir la mangeoire de ses chèvres, non loin d’eux. Elle les remarqua et les observa pendant un moment, puis vint résolument à eux et leur parla comme s’ils étaient de vielles connaissances:
« Mes enfants, allez donc vous réchauffer et manger à votre faim. Mon Ahrir vous attend. C’est la porte là‑bas! »
Les Igherman étaient souvent déserts, en dehors du jour de la tenue du souk, et de la veille. Les gens de la tribu venaient en nombre faire des affaires, se rencontrer, collecter des nouvelles, acheter leur nécessaire, passer des contrats et s’adonner à tant d’autres activités que seul un tel rassemblement hebdomadaire permettait. On ne trouvait dans ces Igherman, durant cinq jours de la semaine, que quelques femmes âgées et de rares hommes retenus par quelque occupation ou délégués par les gens de la fraction pour une mission d’entretien des lieux.
Abou Ali salua la vielle femme en la remerciant. Puis il fit mine de chercher quelqu’un de sa connaissance, sensé être un habitué de l’Ighrem. Elle sourit et les prit tous les deux d’autorité par la main, les obligeant à la suivre.
Ils pénétrèrent dans une pièce sombre, envahie par de la fumée âcre, où il n’y avait apparemment personne. Il s’assirent en silence et inspectèrent la pénombre. Ils ne virent qu’un amoncellement de bâts de mules.
Ils étaient encore un peu inquiets. Malgré la fatigue du chemin qui leur pesait à présent dans tout le corps et les invitait irrésistiblement à un sommeil réparateur, ils s’efforcèrent d’analyser la situation:
« Pourrions‑nous être en sécurité ici? demanda Oussidan à son compagnon qui prêtait attention aux bruits du dehors, couverts par la cacophonie des occupants d’Ighrem qui continuaient leur discussion tonitruante.
- Sans doute si on sait se tirer d’affaire en agissant intelligemment, et surtout en parlant le moins possible. Tâchons d’être aimables et n’offensons personne. Essayons de nous rendre utiles dès que l’occasion se présentera.
- Si au moins on pouvait ouvertement aborder ces gens. Il se pourrait qu’on rencontre parmi eux des Ichqiren. J’ai hâte de savoir ce qu’il est advenu de ma famille là-bas. Elle doit bien s’inquiéter si elle apprend les dernières nouvelles du front»
Tout-à-coup, ils entendirent quelqu’un remuer derrière eux et se racler la gorge. Ils se retournèrent et virent bouger un bât de mule. Ils se mirent sur leurs gardes et s’apprêtèrent à lutter ou à s’enfuir, quand le « bât » leur dit d’une voix calme:
« Vous venez de Sidi Yahya sans aucun doute. Moi aussi j’en viens! Quelle terrible défaite pour les combattants! Mais soyez sûrs qu’avec leur repli sur Baddou, ils seront maintenant nombreux pour tenir tête à l’ennemi et le détruire avec l’aide d’Allah! Vous êtes des Ichqiren, n’est-ce pas? »
Il y avait assurément quelqu’un sous le bât qui, comme nos amis, avait la peur aux trousses et se camouflait pour se soustraire aux regards!
Leur interlocuteur se dressa. Ce n’était pas un bât! C’était un homme grand et fort, dont les habits et la couverture usagée qui le couvrait, se confondaient avec les bâts en un mimétisme parfait. Il était visible qu’il se cachait lui aussi pour échapper aux gardes qui recherchaient sans relâche les dissidents. Mais rassuré par les paroles de nos amis, il se hasarda à se manifester. Leur dialogue méfiant l’avait persuadé qu’il avait des compagnons d’infortune.
La vieille femme avait agi avec beaucoup d’intelligence et de jugement pertinent en invitant les nouveaux venus dans sa maisonnette. Elle avait remarqué leur hésitation et noté qu’elle ne les avait jamais vus auparavant: Son intuition infaillible et la sensibilité de son cœur de mère qui avait mille occasions de tressaillir pour tant d’événements à venir, ne l’avaient pas trompée. Elle était convaincue, dès l’instant où elle les rencontra, qu’ils étaient des maquisards en fuite et qu’il serait utile de leur faire rencontrer son fils Saïd et leur offrir en sa demeure un refuge sûr!
Saïd les informa de la stratégie adoptée par les combattants de Sidi Yahya. Ayant entendu parler de la terrible hécatombe des Moujahidin à Tazegzaout, ils s’étaient empressés d’avoir le maximum d’informations sur les capacités réelles des armées d’occupation. Des colonnes venaient d’Alemsid et de Tounfiyt pour les prendre en tenaille. Des volontaires furent désignés pour aller au devant de l’ennemi afin de le retarder et pour faire diversion. Pendant ce temps, le gros des effectifs des Moujahidin opérait un repli stratégique en s’enfonçant dans les profondeurs inaccessibles du Haut Atlas pour rejoindre leurs frères à Hamdoun().
« De nombreux volontaires furent tués, raconta Saïd. Mais grâce à eux, les ennemis ne trouvèrent sur place que les vestiges du campement. Leurs colonnes, mal préparées et moins disposées que les vaillants résistants, ne purent les pourchasser en terrain inconnu et très accidenté. Seuls des aéroplanes les survolaient de temps à autre en essayant de les bombarder, sans beaucoup de succès toute fois. Mais au retour des colonnes de l’ennemi vers leurs casernes à Tounfiyt et à Alemsid, nos tireurs d’élite, embusqués çà et là dans des cèdres et dans les rochers, bien camouflés et agiles, en ont tué des dizaines. J’étais parmi ces volontaires. J’ai vu la débâcle de l’ennemi harcelé par seulement une poignée de combattants aguerris. J’ai regretté à ce moment‑là que ceux qui étaient en route vers Hamdoun ne soient pas de la partie. On les aurait exterminés! Toujours est-il que nous avons pu faire de nombreux prisonniers dont des gradés de leur bataillon. Craignant pour la vie des leurs officiers entre nos mains, leurs chefs ordonnèrent de cesser la poursuite de nos éléments ».
- As-tu vu Hssaïn et Larbi, demanda Abou Ali?
- Je n’ai pas eu l’occasion de me rendre compte de ce qu’ils devaient faire. Ils étaient trop affairés à organiser la retraite des combattants. D’après certains dires, Hssaïn devait accompagner Zaïd Ou Hmadvers une destination où ils devaient tous les deux organiser la protection du flanc Ouest de la Résistance. C’est probablement vers la région des lacs, près d’Imi N’lchil, le long de l’Assif Melloul et les gorges de M’semrir, précisa-t-il.
- Tu dois connaître Lahbib Ou Chattin? Il doit être en ce moment-même en route vers Sidi Yahya. Il n’est pas au courant de ce qui est arrivé. Il risque de tomber dans un piège avec les autres convoyeurs. Ils conduisent un troupeau destiné à la Résistance.
- Où les avez-vous laissés pour la dernière fois?
-A Ighrem n’Aït Ouaqqa, à Tenderchal, lui précisa Abou Ali, il y a deux jours déjà!
- Je m’en charge, dit Saïd en souriant. Ils sont sauvés. Il leur faut quatre bonnes journées de route pour y parvenir avec leurs bêtes ».
Leur interlocuteur gagna la sortie et disparut. Sa vieille mère intrépide et généreuse, apporta dans la pièce enfumée un pot noir de suie, mais sentant bon. Elle servit l’Ahrir de farine d’orge, de féculents et d’herbes aromatiques, agrémenté de quelques larmes de beurre fondu flottant à la surface de la soupe. Elle en donna de grands bols pleins à ras bords à ses invités. Dans le van en feuilles de palmier nain tapissé de laine multicolore, il y avait du bon pain doré, à peine sorti du four, et quelques doigts de beurre frais dans une écuelle de bois. Ils mangèrent à leur faim et s’endormirent enfin, confiants et sereins.
Abou Ali et son compagnon Oussidan s’engagèrent dans une ruelle étroite et tortueuse qui les mena droit à un moulin à eau. Ils longèrent un torrent formé par les eaux de la source traversant le village et s’écoulant, de chute en chute, vers l’espace‑jardins de l’agglomération. Chemin faisant, ils entendirent le bruit de l’eau sur les pales de l’aube, et celui rocailleux, de la meule écrasant le grain. Il suivirent le torrent en amont et arrivèrent sur le plateau de Tadaout. Là se tenait le petit souk d’Aghbala. Il semblait plutôt un lieu de rendez‑vous, tant les denrées mises en vente étaient rares. Il y avait par contre du bétail maigre. Le cheptel était éprouvé par l’hiver et les graves événements qui empêchaient l’utilisation habituelle des lieux de pacage et les mouvements de transhumance. Il était visible que les bêtes pâtissaient aussi de cette calamité affligeante qu’était l’occupation du Pays!
Parmi le brouhaha de la foule et les bêlements des moutons, on entendait la mélopée chantée par un trio de gens encapuchonnés. Ils tenaient un solide roseau au bout duquel flottait un morceau de tissu vert. Ils arpentaient les allées du marché en quête de soutien et de dons. Aux paroles de leur chant invariable, on comprenait qu’ils comptaient partir à pied en pèlerinage à la Mecque. Ils cherchaient des compagnons de route pour ce périple intercontinental. On avait en effet l’habitude de rencontrer sur les souks de montagne, en temps de paix, ce genre de personnages pittoresques. Ils arrivaient souvent à former une bonne équipe pour cet exploit surhumain d’où bon nombre d’entre eux ne revenaient pas. Mais ils parvenaient surtout à collecter de nombreux dons de toutes sortes. Dans les circonstances actuelles, ils étaient manifestement inconscients du danger qui les guettait. Ils se feraient immanquablement ramasser par les patrouilles des A.I. qui allaient surgir d’un moment à l’autre!
Une femme se tenait derrière un gros ballot en chantant les mérites de sa marchandise. Des enfants en guenilles étaient agglutinés autour d’elle. Elle leur vendait pour une pièce, de petites mesures de pois chiches cuites à la vapeur, saupoudrées de sel et de cumin. Des femmes venaient lui acheter des bottes de marjolaine fraîchement coupée dans les bois.
Les étalages étaient rares et maigres. Mais des âniers circulaient parmi les gens, leurs bêtes chargées de produits utilisée en pharmacopée, et de menus articles destinés à la clientèle féminine. Il se faisaient signaler par leur cri répété sans cesse : « Hân aâttar ! Hân aâttar ! »
Il y avait aussi ce tintement harmonieux et régulier que produisaient les battements alternés et adroitement rythmés de trois marteaux qui battaient le fer rougi sur l’enclume d’une forge, non loin de là. Les forgerons d’Aghbala réalisaient des prodiges. La ferronnerie était une vieille tradition de ce lieu, mais l’esprit inventif des habitants avait découvert un débouché insoupçonné aux vestiges de la machine de guerre étrangère : Les ogives et les éclats d’obus étaient ramassés et servaient à fabriquer socs, fers à chevaux, haches, pioches et autres instruments extrêmement utiles à la vie des habitants. Ils arrivaient à faire de ces morceaux de ferrailles d’autres armes qu’ils retournaient contre l’occupant !
Ainsi, dans la douleur et les spasmes de la guerre, la paix s’obstinait à ne pas vouloir mourir. Imperceptiblement, elle préparait son renouveau imminent, naturellement irrésistible ! Elle devrait, tôt ou tard, avoir le dessus sur le dragon dévastateur du mal. Car vouloir chasser la paix, c’est chasser le naturel. Comme lui, elle reviendra vite au galop !